On a tant dit et écrit sur ce chef-d’œuvre de la littérature occidentale qu’il est assez difficile d’y ajouter encore des remarques vraiment pertinentes dans une critique.
Je commencerai par dire que ce roman m’a bouleversé, tout comme cela a dû être le cas pour de nombreux lecteurs et lectrices. La brutalité du récit vous saisit littéralement à la gorge, mais en même temps – aussi controversé que cela puisse paraître – la beauté de la langue dans laquelle il est raconté est saisissante.
Le roman a rapidement été qualifié de “réaliste”. Et en effet, c’est impressionnant de voir à quel point Flaubert travaille avec minutie dans ses descriptions des moindres détails, dans la psychologie des personnages, dans son analyse structurale.
Et pourtant, pour moi, ce roman recèle également une bonne dose de poésie, et oui, de romantisme.
Je vais simplement évoquer quelques éléments qui m’ont particulièrement marqué, illustrés par quelques citations.
Tout d’abord, j’ai été frappé par l’aspect “pictural” des descriptions de la nature, des intérieurs, des personnages, etc. Par moments, c’étaient de véritables tableaux.
Qui ne pense pas à un maître flamand, comme Vermeer, en lisant ceci :
“Le déjeuner des gens bouillonnait alentours, dans des petits pots de taille inégale. Des vêtements humides séchaient dans l’intérieur de la cheminée. La pelle, les pincettes, et le bec du soufflet, tous de proportion colossale, brillaient comme de l’acier poli, tandis que le long des murs s’étendait une abondante batterie de cuisine, où miroitait inégalement la flamme claire du foyer, jointe aux premières lueurs de soleil arrivant par les carreaux” (p. 77)
Ou quand sonne l’Angélus, quelle scène pittoresque… (j’ai pensé à L’Angélus de Millet !)
“Par les barreaux de la tonnelle et au-delà tout alentour, on voyait la rivière dans la prairie, où elle dessinait sur l’herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours d’une teinte violette, plus pâle et plus transparante qu’une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient; on n’entendait ni leurs pas, ni leurs mugissements; et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique.” (p. 194)
Le passage ci-dessous m’a fait penser aux magnifiques clair-obscur de Georges de La Tour, que l’on peut admirer au Louvre :
“Du bout de ses deux doigts, elle prit sa robe à la hauteur du genou, et, l’ayant ainsi remontée jusqu’au chevilles, elle tendit à la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son pied chaussé d’une bottine noire. Le feu l’éclairait en entier, pénétrant d’une lumière crue la trame de sa robe, les pores égaux de sa peau blanche et même les paupières de ses yeux qu’elle clignait de temps à autre. Une grande couleur rouge passait sur elle, selon le souffle du vent quie venait par la porte entr’ouverte” (p. 157)
Ou encore, ce passage qui semble déjà annoncer l’impressionnisme :
“La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras de terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideau noir, troué. Puis elle parut, éclatante de blancheur, dans le ciel vide qu’elle éclairait; et alors, se ralentissant, elle laissa tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait une infinité d’étoiles; et cette lueur d’argent semblait s’y tordre jusqu’au fond, à la manière d’un serpent sans tête couvert d’écailles lumineuses.” (p. 302/303)
Et il y en a beaucoup d’autres. Parfois, on lit de véritables “tableaux”, comme la foire ou les funérailles d’Emma (qui rappellent fortement le célèbre tableau de Gustave Courbet).
Ce qui m’a aussi fortement frappé, c’est la manière dont la nature semble se plier aux sentiments des personnages – ou l’inverse. La nature n’est pas un décor figé, elle est ressentie comme vivante.
Ainsi, on lit à la page 200 :
“Le jour blanchâtre des carreaux s’abaissait doucement avec des ondulations. Les meubles à leur place semblaient devenus plus immobiles et se perdre dans l’ombre comme dans un océan ténébreux. La cheminée était éteinte, la pendule battait toujours, et Emma vaguement s’ébahissait à ce calme des choses, tandis qu’il y avait en elle-même, tant de bouleversements.”
Même à l’approche de la catastrophe, à la fin du roman, tous les éléments naturels contribuent à accentuer la tension dramatique. Cela m’a presque rappelé "Le Cri" de Edvard Munch !
On se demande pourquoi Emma est si malheureuse.Parfois, elle-même ne le sait pas très bien:
“Mais qui donc la rendait si malheureuse? Où était la catastophe extraordinaire qui l’avait bouleversée? Et elle releva la tête, regardant autour d’elle, comme pour chercher la cause de ce qui la faisait souffrir.” (p. 272)
“N’importe! Elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait? …” (p. 409)
Une réponse possible à cette question se trouve peut-être dans sa vie conjugale avec Charles : (p. 113)
“- Pourquoi, mon Dieu”! Me suis-je mariée?
“Mais, elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à tous les coins de son coeur.”
“Ah! Si, dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand coeur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’une félicité si haute.” (p. 335)
Avec un personnage comme Charles, on ne peut qu’éprouver de la pitié. Au fond, ce n’est pas un si mauvais homme, n’est-ce pas ? Il aime Emma, lui donne ce qu’il peut, il travaille dur. Et pourtant, il irrite profondément Emma:
“Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage.” (p. 184)
On ne peut pas vraiment lui en vouloir...
Pourtant, Flaubert exprime bel et bien une critique de la condition féminine :
“Un homme, au moins, est libre; il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles, mordre au bonheurs let plus lointaines. Mais une femme est empêchée continuellement. Inerte et flexible à la fois, elle a contre elle les mollesses de la chair avec les dépendances de la loi. Sa volonté, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous les vents; il y a toujours quelque désir qui entraîne, quelque convention qui retient.” (p. 169)
On peut aussi dire, d’un autre côté, qu’Emma nourrit une image idéalisée beaucoup trop grande de son amant. Cette vision est d’autant plus renforcée par les mythes auxquels elle croyait enfant, et qui ne correspondent en rien à la réalité.
“Mais, en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme fait de ses plus ardents souvenirs, de ses lectures les plus belles, de ses convoitises les plus forts; et il devenait à la fin si véritable, et accessible, qu’elle en palpitait émerveillée, sans pouvoir néanmoins le nettement imaginer, tant il se perdait, comme un dieu, sous l’abondance de ses attributs. Il habitait la contrée bleuâtre où les échelles de soie se balancent à des balcons, sous le souffle des fleurs, dans la clarté de la lune. Elle le sentait près d’elle, il allait et venir et l’enlèverait tout entière dans un baiser. Ensuite elle retombait à plat brisée; car ces étans d’amour vague la fatiguaient plus que de grandes débauches”(p. 417–418)
Dans ce passage, on retrouve en quelque sorte un résumé du roman…
Il y aurait encore tant à dire sur "Madame Bovary" : le roman est si riche en idées et en subtilités de langage qu’il constitue une source inépuisable.
Un véritable chef-d’œuvre, donc !
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